Le flow, un possible allié dans ce monde incertain et volatile

Delannoy, Psychologue et Executive Coach d'Organisations)

par Caroline Delannoy, Psychologue et Executive Coach d'Organisations
le 2020-06-24

Le flow, un possible allié dans ce monde incertain et volatile

Avant de vous retrouver ici, sur cet article, qu’étiez-vous en train de faire? C’est bien indiscret, certes, mais sans tout nous dévoiler … aviez-vous la sensation d’être complètement concentré(e)s? Tellement que vos actions et votre conscience fusionnaient? La perception d’être vraiment maître de cette action? D’avoir les compétences pour la réaliser? Le temps comme suspendu?


Si, c’est le cas … cela semble bien être ce que l’on appelle le flow. Un état de conscience optimale, où nous nous sentons particulièrement bien, entièrement absorbés par une activité qui nous challenge, et où nous nous accomplissons au mieux.
Cet état peut nous être bien utile. Le rechercher et l’utiliser à bon escient pourraient nous aider à identifier ce qui est essentiel pour nous tous, et prendre conscience de la complexité qui nous entoure.

A point nommé avec ce dont nous avons besoin actuellement? Où que nous regardons, cette crise hors normes fait voler en éclat nos organisations collectives et personnelles déjà ultra minutées et accélérées. Il suffit d’échanger authentiquement avec nos proches ou nos collaborateurs pour mesurer combien cela nous a tous profondément bousculés. Depuis, je confie souvent aux personnes que j’accompagne en coaching professionnel ou d’organisation, que quand nous les revoyons, nous ne rencontrons pas les mêmes personnes que nous connaissions. Vous ne trouvez pas?


Dans un contexte malheureusement similaire, parce qu’ayant grandi dans un monde d’après guerre à reconstruire, Mihaly Csikszentmihalyi, psychologue hongrois, a consacré les 15 dernières années de sa vie à un projet : comprendre comment continuer à pouvoir donner le meilleur de ce que nous sommes malgré les circonstances de notre vie. Il s’est intéressé tout particulièrement à ce sentiment d'être davantage vivants que nous ressentons quand nous sommes immergés dans des activités hautement engageantes, avec des défis élevés. En d’autres termes, dans le flow.


Entrons donc dans le vif de cet état.


Son nom officiel : - vous le connaissez, maintenant - le « flow », ou état d’expérience optimale. Il est développé dans le courant de la psychologie positive, fondée officiellement en 1988.

Petits surnoms : certains sportifs ou codeurs dans l’informatique parmi vous ont pu aussi le baptiser entrer dans la zone. Dans le travail ou les études, il est aussi connu sous le terme d’état de grâce, les musiciens anglo-saxons parlent d’être in the groove et les poètes d’être visités par les muses. Joli, n’est-ce pas?


Ses effets ressentis et observés : … conscience, agilité, esprit limpide. Vous avez compris, le terme tire son nom de l’expérience qu’il procure. Quand nous sommes dedans, nous sommes … dedans. Enraciné dans le présent ... Pas dans ce qui nous en éloigne.


Ce sont d’ailleurs les mots utilisés par les personnes rencontrées par Mihaly Csikszentmihalyi pour décrire le flow. Joueurs d’échecs, danseurs, passionnés d’escalade, mais aussi des professionnels, comme des chirurgiens. Récemment Steven Kotler, entrepreneur, écrivain américain, fondateur de Flow Research Collective, a chassé des sportifs de l’extrême, et tous décrivaient la même expérience.

La personne est « totalement concentrée sur son activité, la performant de façon optimale, contrôlant parfaitement l’activité, qu’importent les difficultés qui adviennent durant ce moment ; cette personne est si concentrée qu’elle n’entend pas ou peu l’extérieur. Elle paraît « obnubilée » par l’activité, elle ne se préoccupe pas de son apparence, de l’image qu’elle renvoie ; elle perd cet ego qui lui ferait contrôler sa chevelure, sa tenue physique, son attitude, les normes sociales d’apparence et de comportement non liées à l’activité elle-même. Elle semble perdre conscience d’elle-même au point d’oublier son corps et ses besoins : elle oublie de manger, ne se repose pas, etc. On voit qu’elle est face à de grands défis dans son activité, mais elle parvient à les relever et s’accroche avec endurance et ténacité. » (1)

Ce sont les 6 composantes identifiées par Jeanne Nakamura et Mihaly Csíkszentmihályi : concentration intense focalisée sur le présent, disparition de la distance entre le sujet et l’objet, disparition de l’ego, sensation de pleine maîtrise de l’action, distorsion de la perception du temps, activité dite autotélique (source de satisfaction en soi).

Types d’activités concernées : soyons directs, le flow n’est pas éthique en soi. Cela dépend de la façon et la raison pour laquelle vous l’utilisez. Le flow est possible dans toutes les activités.


Ses mécanismes biologiques : quand nous sommes dans cet état, nous fabriquons un cocktail « fait maison » de Dopamine, Anandamine, Noradrénaline, Sérotonine et Endorphines. Un mix que j’aime bien appeler « D.A.N.S.E. » car ce ballet biologique oeuvre de concert pour faire swinguer nos meilleures ressources internes et libérer ce potentiel.


La noradrénaline et la dopamine renforcent et affinent notre attention malgré les milliers de distractions quotidiennes. Moins connue, l’anandamide (celle que vous essayez de stimuler en mangeant du chocolat) favorise les connexions cérébrales générant des compréhensions globales plus performantes que les sessions classiques de brainstorming. Adeptes de la méditation, vous avez dû reconnaître l’origine sanskrit ananda (béatitude) couplée à amide, sa fonction chimique. On ne présente plus les endorphines, célèbres pour leurs vertus analgésiques qui nous permettent ici, dans la performance réalisée, de brûler la chandelle par les deux bouts sans s’y perdre avec. Enfin la sérotonine, neurotransmetteur et hormone du bonheur présente dans notre cerveau et notre système digestif, nous incite à maintenir une situation qui nous est favorable pouvant être bien plus efficace que tous les team-bonding au bord de mer.


À présent, la recherche sur le flow se poursuit et utilise divers outils, comme l’ESM (Experience Sampling Method, qui permet de suivre l’expérience subjective des personnes), des questionnaires spécifiques au flow (3), les avancées de la psychologie, de la biologie et physiologie, plus récemment des neurosciences et des expériences en réalité virtuelle. Par exemple, les études des neurosciences sur ce sujet sont encore à leurs débuts. Toutefois avec des tests salivaires, il semblerait que les personnes en état de flow ne présenteraient pas de stress (absence de cortisol dans la salive), alors que les conditions pourraient en être génératrices.


Les conditions le favorisant : hélas ce n’est pas sur commande. Nous ne pouvons pas forcer le flow … nous ne pouvons que l’inviter. Il peut néanmoins surgir partout, pourvu que les conditions soient réunies.


Les activités où le flow est possible viennent répondre à nos trois besoins fondamentaux qui nous aident à nous réaliser (3) :

  • se sentir autonomes : d’avoir eu la possibilité de choisir l’activité, comment, quand et où la réaliser,

  • se sentir compétents : d’avoir la perception d’être suffisamment compétent pour le faire,

  • se sentir en lien avec les autres (proximité sociale) : d’avoir la possibilité de nous sentir reliés aux autres via celle-ci ou de pouvoir la partager avec d’autres, ou qu’elle soit reconnue par d’autres.


Quoi d’autre? Se détendre concernant la peur de ne pas réussir et la prise de risque. Y être hostile vous ferme de facto les portes du flow car cela ne vous laisse pas d’espace de progression et de découverte.

C’est comme une vague à prendre, qui se situe exactement entre la peur, l’anxiété (si le challenge est trop grand), et l’ennui (s’il est trop facile, nous diminuons nos capacités d’attention). C’est ce que l’on appelle le canal du flow.

En somme, suffisamment motivant et suffisamment ardu.

N’importe qui peut accéder à cet état cependant les conditions favorables décrites plus haut ne sont pas exactement les mêmes selon les cultures (2). 

Par exemple, sans appuyer sur une comparaison hautement sensible à l’heure actuelle dans la sphère géopolitique, l’une des différences remarquées lors d’une étude est qu’il apparaît que la motivation intrinsèque des Américains ne s’étend pas lorsque les défis augmentent, ni quand ils sont égaux aux compétences : ils seraient davantage « motivées intrinsèquement » lorsque les défis adviennent dans des compétences déjà acquises. Au contraire, pour les personnes chinoises, les défis auraient un effet négatif sur leur motivation. Ils expérimentent davantage le flow dans une condition nommée « ennui » ou « relaxation » : quand les défis sont bas et qu’il y a de très hautes compétences. L’explication serait très probablement dans le fait que la culture peut avoir une forte influence sur le fait ou non de rendre désirable tel ou tel état mental.

Dès lors, la différence observée pour ces derniers serait que leur recherche de l’état de Tao, portée sur la prudence et l’attention au détail, viendrait en contradiction avec celle du flow, plus orientée vers le dépassement de défis.


Ses apports aujourd’hui : le flow est un des rares états au sein desquels nous sécrétons ce cocktail interne. Il peut concerner tous les domaines de notre vie. 

Ces dernières semaines ne vous êtes-vous pas demandé(e)s comment tenir le rythme et les défis qu’apporte chaque jour cette crise?


Appliqué au travail, il a un rôle majeur dans les trois compétences clefs si précieuses pour affronter le monde VICA actuel (volatilité, incertitude, complexité et ambiguïté) que sont la motivation, la créativité et l’apprentissage.
Le flow est pour certains le code secret à la source de la motivation intrinsèque, alias le feu sacré pour citer la charmante expression d’une jeune manager très collaborative que j’ai interviewé récemment pour un podcast sur l’engagement collectif dans l’entreprenariat.


Votre performance et créativité seraient multipliées par cinq grâce au flow (7). Comme s’amuse à le plébisciter Steven Kotler, si vous passez votre lundi dans un état d’expérience optimale, vous pouvez accomplir tout ce que vous faites habituellement du lundi au vendredi. D’ailleurs, certaines grandes entreprises internationales ont déjà repensé leur philosophie de travail autour du flow (comment le favoriser pour le travail individuel et en collaboration). 

Cela peut guider aussi les enseignants et parents afin d’aider leurs adolescents. 

Se placer dans un quête du flow peut favoriser le renforcement de vos capacités d’attention et de concentration, créer des vocations et permettre un développement continu, changer le regard posée sur les difficultés souvent vécus comme des contraintes, et niveler les objectifs pour continuer à apprendre de la vie. Les compétences que vous pouvez acquérir par le flow sont autant d’outils pour vivre plus équipés face aux crises qui se cumulent. 

C’est devenir ce que Mihaly Csikszentmihalyi nomme, autotélique : être de plus en plus capable de transformer les conditions de toutes les situations que nous affrontons afin que celles-ci puissent nous enrichir et produire un état optimal.


Comme vous pouvez l’imaginer, si le flow advient pour des activités déterminantes pour soi, cela vient donner du sens à notre vie. Parce que nous sommes le produit de ce à quoi nous avons porté de l’attention, nous ressentons alors un fort sentiment d’accomplissement de soi. Cela nous donne confiance en nous-mêmes plus nous le pratiquons. Mihaly Csikszentmihalyi explique qu’il réduit notre anxiété dite « ontologique », celle de ne pas exister pleinement. Cela peut contribuer à nous soulager quant à notre quête de légitimité dans le monde et nous aider à trouver notre place, et notre voie.


Plus que jamais, nous avons fondamentalement besoin d’éveiller nos capacités à être solidaires, attentifs, et innovateurs dans la compréhension et l’empathie. Puiser dans notre humanité et notre profondeur. Je partage pour cela la vision d’Otto Scharmer, sympathique et pragmatique professeur du MIT à Cambridge (Massachusetts) quand il écrit le mois dernier "lorsque les systèmes s’effondrent, les humains se lèvent’".

Le stress et le monde VICA pourraient nous pousser à chercher cette profondeur dans la surface, comme le percevait déjà en 2006 le plus rock des écrivains et essayistes transalpins, Alessandro Baricco, doté d’un bon sismographe intérieur. Sur le plan psychologique, nous aurions tous tendance à vouloir trouver sans attendre des solutions ou savoir comment réagir. Résultat, tels des “crocodiles” (par référence au système limbique ou reptilien sur-sollicités dans ces cas), nous aurions tendance à croquer trop rapidement l’étape de prise de conscience de l’ensemble de la situation.


Rechercher l’essentiel à travers le parcours du flow et son expérience peut être une voie qui permet de trouver ces profondeurs si on les utilise à bon escient. Quand voulez-vous commencer?


Le flow peut se déployer sur les plans de la relation à l’autre et en collectif, comme dans les équipes, à l’image des ces fameux jazz bands. Vers le développement d’une conscience collective et moins de solidarité en silo? Si cela vous intrigue, nous pouvons l’explorer dans un prochain article.


Caroline Delannoy
Psychologue et Executive Coach d'organisations
Fondatrice de FlowLabsCarelabs

Références

1 - Csikszentmihalyi, M. (2014). Flow and the foundations of positive psychology. Springer, Dordrecht.

2 - Psychological Selection and Optimal Experience Across Cultures, social empowerment through personal growth, Antonella Delle Fave, Fausto Massimini, Marta Bassi, ed Springer

3 - Assessing flow in physical activity : the flow state scale-2 and dispositional Flow Scale-2, Susan A. Jackson, Robert C. Eklund

4 - Ryan, R. M., & Deci, E. L. (2017). Self-determination theory: Basic psychological needs in motivation, development, and wellness. Guilford Publications.

5 - Otto Scharmer - A New Superpower in the Making: Awareness-Based Collective Action ( Medium - 9 avril 2020) 

6 - Alessandro Baricco (2008). I barbari. Saggio sulla mutazione.

Article en français : Courrier International  - I Barbari "Vive la superficialité ! " (2010) 

7 - McKinsey Quartely - Increasing the 'meaning quotient' of work (2013)

8 - Aimelet-Périssol, C. (2002). Comment apprivoiser son crocodile. Ed. Robert Laffont Paris.


Pour aller plus loin : 

Conférence de Mihaly Csikszentmihalyi : "Flow, le secret du bonheur"

Site et ressources sur le flow et le dépassement de soi, fondé par Steven Kotler (anglais)